Les villes et villages du Pays basque s’animent régulièrement sous la silhouette impressionnante des Géants basques, véritables symboles d’une culture où se mêlent mythologie, art populaire et tradition vivante. La compagnie Kilika redonne vie à des figures monumentales à travers des déambulations mêlant musique, marionnettes et patrimoine local.
Sous la plume de Laurent Platero, découvrez comment ces colosses légendaires, nés des contes anciens, continuent aujourd’hui d’incarner la mémoire et l’imaginaire du Pays basque.
Quand les Géants basques envahissent les rues : entre légende et célébration populaire
Ils apparaissent dans les rues, lors de rassemblements festifs et populaires. Ils surplombent la foule pendant les fêtes de Bayonne, dans les villages de l’intérieur des terres ou, cette année, pour le festival Ravel, qui convie par leur biais les compositeurs Camille Saint-Saëns, Igor Stravinsky, et un Maurice Ravel de deux âges. Le défilé des Géants est un rendez-vous traditionnel avec les habitants du Pays Basque.
Leur origine est mythologique et mondiale. Chaque continent disposant de ses propres mythes, différents Géants ont gravé les légendes. Des éléments communs accordent cependant les récits sur les grandes lignes. Jadis, les Géants auraient peuplé la Terre, forgé les paysages, les mentalités, et imprégné les cultures locales, par leur force surnaturelle.
Ils sont aussi des victimes des hommes, parfois rendus coupables de monstruosités, ou cibles d’attaques démonstratives de la bravoure humaine. « Le mythe des Géants est un appel à l’héroïsme humain. Le Géant représente tout ce que l’homme doit vaincre pour libérer et épanouir sa personnalité », écrivent Alain Gheerbrant et Jean Chevalier dans le Dictionnaire des symboles (Robert Laffont, 1982).
Des Géants aux quatre coins du monde
Dans la mythologie nordique, Ymir est la première créature vivante, source de la création de la Terre. Il est à l’origine d’une lignée de Géants. Le troll, lui, est opposé aux hommes et aux dieux. Il est un être laid et surnaturel. Il fait partie des jötnar, vivant à Jötunheimr, le royaume des Géants.
Du côté de la mythologie grecque, la « Déesse mère » Gaïa enfante de ces êtres énormes, d’une force invincible, nés pour venger les Titans enfermés par Zeus dans le Tartare, lieu de torture où l’on est puni de ses fautes.
En Basse Mésopotamie, région historique du Moyen-Orient, Gilgamesh, roi de la cité d’Uruk, est un personnage hors du commun, grand, beau et fort. Sa simple apparition suffit à effrayer l’armée de Kish. En Inde, dans la religion védiste, Purusha est décrit comme « Couvrant la terre de part en part, il la dépasse encore de dix doigts » dans les Hymnes spéculatifs du Veda traduits par Louis Renou (Gallimard, 1956). C’est un homme cosmique. Il serait à l’origine de toute vie, puisque « Tous les êtres sont un quartier de lui ». Il est parfois comparé à Ymir, le Géant nordique.
Les mythes sont véhiculés au rythme des migrations de l’Histoire. Dolmens et menhirs seraient des traces de leur passage, servant de pierres tombales, parfois de tables ou de tabourets. Il est difficile, pour les historiens, d’évaluer si les Géants du Pays Basque sont inspirés d’autres mythologies, amenés par des mouvements de populations ou nés d’une ancienne tradition.
« Rien ne permet de dire si les Indo-européens ont apporté le mythe des Géants ou bien s’ils ont simplement réactivé une tradition très ancienne pour donner les personnages que nous connaissons aujourd’hui : les Gentils, Basajaun et Tartaro », explique l’historien Claude Labat, dans Libre parcours dans la mythologie basque (Elkar, 2012).
Trois Géants basques de la mythologie
Dans la Bible, le peuple des Gentils représente les païens. Il est à l’origine du terme « gentilé », permettant aujourd’hui de définir les habitants d’un lieu. Dans la mythologie basque, les Gentils (Jentilak) auraient été les premiers Géants à vivre dans les Pyrénées, dotés d’un courage et d’une force extraordinaire, habitant dans des grottes et lançant d’énormes rochers sur leurs ennemis. D’après la légende, leur fin est due à un suicide collectif ordonné par leur chef, lorsqu’un nuage est venu annoncer la naissance d’une nouvelle ère.
Basajaun est l’homme sauvage. Sa femme est Basandere. Il vit dans les forêts des montagnes basques et ressemble au yéti. Son « grand corps, de forme humaine, est couvert de poils et sa vaste chevelure tombe jusqu’à ses genoux en lui cachant le visage, le torse et le ventre », écrit José Miguel de Barandiaran, dans le livre Mythologie basque (Annales Pyrénéennes, 1993). Ce Géant cultive la terre et surveille les troupeaux de bêtes. Lorsqu’il voit l’orage approcher, il pousse un cri qui avertit les bergers. Sa présence effraye le loup qui laisse en paix les troupeaux de brebis. Il dispose d’un grand savoir concernant l’agriculture et l’artisanat, que les hommes lui dérobent bien souvent par la ruse. Ce Géant aussi disparaît au profit d’une nouvelle époque, éradiqué par des exorcismes. Peu d’éléments permettent de connaître son histoire. Son nom désignerait parfois d’autres Géants de la mythologie, comme le Gentil ou le Tartaro.
Le Tartaro est un cyclope. Par cette caractéristique et son histoire, il ramène souvent à Polyphème, de la mythologie grecque, et complexifie davantage les recherches sur l’origine des Géants basques. Son nom rappelle également le Tartare, ce lieu de torture mentionné précédemment. Tartaro est un monstre effrayant par son œil unique et sa barbarie. Un jour, il embroche un homme et le fait rôtir, puis le déguste en repas. Un autre homme, courageux, tente de l’embrocher mais ne lui crève qu’un œil (le rendant cyclope) avant de réussir à fuir. Suivi par le Géant, il vaincra par une plongée dans une mare, à laquelle le Tartaro ne survit pas, ne sachant pas nager.
Des hommages aux « figures » locales
Ces Géants de la mythologie basque ont donc des fins définitives. Aujourd’hui, ils existent encore par les nombreux écrits, qu’ils soient romans, livres d’histoire ou contes pour enfants. La légende fascine. Elle demeure vivante dans les esprits, au fil du temps, grâce à la symbolique du Géant, utilisée dans des rendez-vous culturels et folkloriques.
En 2012, l’artiste Blaise Guirao construit six Basajaun Géants. Il les installe dans le paysage de la Corniche, pour la fête annuelle de cette dernière. Il s’inspire de cet espace sauvage et naturel pour concevoir les sculptures monumentales de six mètres de haut, fabriquées avec de grandes branches de bois. Plusieurs représentent des personnages de la mythologie basque. Mais les Géants peuvent aussi rendre hommage à une histoire plus récente. Ainsi, le scientifique Antoine d’Abbadie est représenté dans l’œuvre de l’artiste. Une façon de rendre hommage à cette célébrité locale, propriétaire du château d’Abbadia s’étant fortement impliqué dans la culture basque et la recherche autour de sa langue.
En 2019, quatre personnalités de la ville de Bayonne voient leur visage représenté sur des cabezudos. Proches cousines des Géants, ces « grosses têtes » sont plus petites et légères, mais n’en demeurent pas moins inspirées par une idée du gigantisme. Elles aussi sont à l’effigies des « figures » d’un territoire. Pour les fêtes de Bayonne cette année-là, la patronne du Bar du Marché, un enlumineur et un boucher, avoisinent la représentation du footballeur et entraîneur Didier Deschamps, né dans la commune.
Des marionnettes géantes
Les Géants sont également présents dans de nombreuses festivités, grâce aux marionnettes. Leurs visages représentent des êtres fictifs ou réels, comme en témoignent les cinq conçus par la compagnie Kilika pour le festival Ravel. Ces Géants sont portés et dansent dans les rues. Ils ont pour vocation de partir à la rencontre du public. Ces sorties ne sont pourtant que la face visible d’un travail titanesque, permettant de mêler les arts et d’élargir une action populaire.
La construction d’un Géant, c’est d’abord un travail de recherches. Un personnage doit être représenté. Son histoire influencera les choix esthétiques, la symbolique, les accessoires et les costumes de la marionnette. Les matériaux sont ensuite à collecter, souvent dans une volonté écologique de recyclage. Il faut du papier mâché, de la couleur, du tissu. On ne construit pas un Géant de plusieurs mètres de haut comme on fabrique une figurine.
Puis les ateliers se mettent en route. Sculpteurs, marionnettistes, plasticiens, costumiers, médiateurs sont dans la boucle. Par des rencontres avec les artistes et des résidences de création, le grand public peut parfois participer à la naissance de ces Géants. Après plusieurs semaines de travail, il faut apprendre à manipuler et à maîtriser ces marionnettes pouvant mesurer quatre mètres de haut et peser vingt-cinq kilos.
Ainsi, les Géants, vieux mythes redoutés et chassés par les hommes, mêlent aujourd’hui dans les rues la mythologie, l’histoire moderne, le local et l’international. Ils défilent à la rencontre d’un public toujours fasciné par ces colosses dansant et s’articulant dans tous les sens. Ils rassemblent et sont source de joie. Le temps a, semble-t-il, redoré leur blason. Ils ne sont plus fuis. Dorénavant, ils sont ceux que les hommes suivent.
Article rédigé par
Laurent Platero
Festival Ravel
22 août – 10 septembre 2021